Une journée en Mer
Au large de la côte Basque,11 miles, soit environ une vingtaine de kilomètres terrestres,
nous séparaient du port de Saint Jean de Luz.
Loin de nous pourtant l’idée de rentrer ni à la nage, ni à pied,
quand les batteries du « Kaskarot » ont rendu l’âme.
A cette distance de la côte, tout autour du bateau ce n’est qu’horizon liquide.
Un jour prochain, un commandant de bord me hurlant
« Qui est le seul maître à bord ? »
je ne puis que lui répondre « le bateau, Monsieur, le Bateau ».
Il est vrai que nous n’avions pas navigué sur les même navires !
Le Kaskarot ! Huit mètres de planches plus épaisses de peinture que de bois,
trois ou quatre caisses à palangres, soit un kilomètre de ligne et 1500 hameçons,
le patron de pêche et moi, une soute à glace pour conserver le poisson,
et 100 chevaux fatigués suant gasoil et liquide hydraulique
qui nous poussent ou nous tirent à 8 noeuds en pleine course.
Quand l’océan est plat et qu’il n’y a pas une vague à escalader.
Huit mètres, au beau milieu de l’eau, ça tourne vite à la promenade de forçat.
Les batteries gonflées et prêtes à exploser, puant l’acide à cacher l’iode,
ont été arrachées et jetées au plus loin , sur le pont arrière.
Un grand moment, longs instants où notre mère nous manque,
et où nous nous demandions, deux beaux matelots minuscules,
si nous n’aurions pas mieux fait de les foutre à l’eau.
Calme choc, pas de vent, plus de radio, plus de moteur.
La ligne est à l’eau, elle pêche, loin en bas, dans le monde d’en dessous,
par 150 ou 200 mètres de fond les merlus sauvages.
Là c’est la guerre, la grande lutte pour la vie, où les plus forts, les plus gourmands finissent à l’hameçon.
Comme quoi il y a une justice pour les faibles, quelquefois, faibles affamés sauvés de l’indigestion.
N’ayant pour notre part rien de mieux à faire, nous décidons de casser la croûte.
Bal des fous de Bassan avides de peau de saucisson.
Sous un soleil de plomb, petit à petit,
entre le doux bruit rassurant de l’eau salée qui clapote sur la coque étanche,
et le gosier de mon ami heureux de boire un demi litre de l’eau douce embarquée,
j’entends comme la proue d’un voilier fendant les flots !
Joie passagère quand le patron me fit remarquer l’absence totale de vent.
Un banc de dauphins , au loin, cinquante individus au moins, s’approchaient,
faisant route droit sur nous.
Oubliant ma peur, je ne sais pourquoi je me suis senti moins seul quand deux mammifères,
éclaireurs magnifiques, ont surgit , là tout près, à bâbord.
Ralentissant leur course, leurs yeux scrutateurs, brillants d’intelligence froide,
inquiets de leur mission , se sont pourtant adoucis, comme pour prendre de nos nouvelles.
Dans l’immédiateté où vit le monde animal,
relativement nous étions en vie et aucun danger ne nous menaçait,
aucune odeur de sang, ni cris, ni gestes furieux.
Ils ont pourtant décidé de détourner légèrement tout le banc de leur congénères.
Le patron et moi nous sommes retrouvés comme deux idiots,
un peu jaloux de n’avoir à opposer à tant de beauté et de joie simple de vivre que notre humanité.
Les dauphins sont heureux en famille et le montrent dans de grand sauts, presque des rires.
Bien sur, la sécurité sociale des marins nous attend à quai,
bien sur nous gardons longtemps nos vieux mourants, nos blessés graves, nos impotents,
et c’est là notre fierté d’humain que de protéger nos faibles,
mais, moi , aujourd’hui, j’aurai bien échangé des nageoires contre ma cotisation retraite !
Bon, les batteries ont refroidi, un coup pour lancer le diesel.
Le vire ligne hydraulique qui remonte à bord les merlus conquérants mais morts,
les tripes de poisson aux oiseaux, le reste aux crabes et aux puces de mer.
L 'humanité bruyante, maligne, dominatrice, reprend vite ses droits divins.
Nous faisons route vers la Terre, les cales pleines, finalement la pêche est bonne,
l’homme est libre, libre de vaincre son inadaptation chronique au monde , à la nature…
Pas de nageoires, pas de crocs, pas de poils en fourrure… que de l’intelligence !
Intelligence fragile pourtant si nous oublions de sauver,
comme jamais ne manquera de le faire mon patron de pêche,
le petit oiseau de terre échoué dans un bruit sourd sur le pont du Kaskarot.
Le vent d’Est violent qui s’est levé depuis une heure, depuis la côte, l’a poussé bien trop loin,
et nous le ramèneront, petit frère de la Terre, frère de la côte.
La sécurité sociale est humaine, les lois naturelles sont terribles pour le merlu,
entre les deux il est difficile de trouver son chemin d’Homme,
mais je vous assure, amis, que le petit oiseau nous a dit merci .
Ce jour là, au port, c’est idiot, j’ai dit bonjour à tous, même à mon pire ennemi.
Batistin